© 2015 Christina Hobbs and Lauren Billings
CHAPITRE 1
Lola
J’ESQUISSE MENTALEMENT LA SCÈNE en suivant la
réceptionniste dans le couloir au sol de marbre :
Une femme, juchée sur des talons de quinze
centimètres. Ses jambes sont interminables, elle ondule des hanches à chaque
pas.
Ses hanches
balancent à gauche.
Ses hanches
balancent à droite.
Ses hanches
balancent à gauche.
Benny, mon agent, se penche vers moi et murmure :
-
Tu n’as aucune raison d’être nerveuse.
- Ça va, je t’assure.
C’est un mensonge. Il se redresse et me répond par un
reniflement.
-
Le contrat est déjà finalisé, Lola. Tu es ici pour
signer, pas pour leur en mettre plein la vue. Souris ! C’est le meilleur
moment.
J’acquiesce en m’efforçant de me convaincre qu’il a
raison.
Regarde ce
bureau ! Regarde ces gens ! Des lumières partout ! Une ville
gigantesque ! Peine perdue. Je scénarise et dessine Razor Fish
depuis mes onze ans, le meilleur moment, pour moi, a été sa création. Déambuler
dans un couloir immaculé jalonné de bureaux vitrés et décoré d’affiches de
cinéma pour signer le contrat à sept chiffres de l’adaptation cinématographique
me terrifie.
Mon ventre se serre, je me réconforte en imaginant la
vignette.
Ses hanches
balancent à droite.
Ses hanches
balancent à gauche.
Ses longues
jambes montent jusqu’au ciel.
La réceptionniste s’arrête devant une porte et
l’ouvre.
-
Nous y sommes.
Les bureaux du studio sont sophistiqués à outrance.
L’immeuble entier ressemble à un château à l’architecture moderne, avec ses
murs recouverts d’aluminium brossé et de marbre, ses portes vitrées, ses
meubles de marbre ou de cuir noir. Sûr de lui, Benny entre, traverse la salle
de conférence pour serrer la main des producteurs de l’autre côté de la table.
Je le suis d’un pas hésitant. La porte vitrée se ferme lourdement, le bruit
sourd du verre qui claque contre le métal résonne dans la pièce, suscitant
plusieurs exclamations de surprise.
Seigneur.
Ces derniers mois, j’ai vu assez de photos de moi
prises dans des situations stressantes en public pour savoir qu’à cet instant,
je n’ai pas l’air décontenancé. Je ne baisse pas la tête avec l’air de
m’excuser d’être ici, je ne m’avachis pas, je ne grimace même pas quand la
porte se ferme si bruyamment. Pourtant, tout mon corps se tend. Apparemment, ma
seule qualité consiste à dissimuler mon malaise.
Le New York
Times a fait une critique dithyrambique de Razor Fish mais a estimé que j’étais « timide » lors des
interviews où je me considérais charmante et pleine d’entrain. Le Los Angeles Times a décrit notre
conversation téléphonique comme une « série de longues pauses pensives
suivies de réponses monosyllabiques » alors que j’avais conté à mon ami
Oliver que je pensais les avoir submergés d’informations.
Quand je me tourne vers les productrices (des femmes,
uniquement), aucune surprise : elles sont aussi raffinées que le bâtiment
dans lequel elles travaillent. Personne ne commente mon entrée fracassante,
même si je serai prête à jurer que l’écho de la porte qui a claqué s’est
répercuté dans toute la pièce, le temps que j’avance jusqu’à la table.
Avec un clin d’œil, Benny me fait signe de m’asseoir.
Je tire une chaise rembourrée de cuir, lisse ma robe sur mes cuisses et m’y
installe avec précaution.
Mes mains sont moites, mon cœur bat la chamade. Je
compte plusieurs fois jusqu’à vingt pour refouler la vague de panique toute
prête à me submerger.
La vignette
montre la fille, le menton relevé, la poitrine en feu.
-
Lorelei, quel plaisir de vous rencontrer enfin.
Je lève les yeux vers la femme qui vient de parler et
serre sa main tendue. Ses cheveux blonds brillent, son maquillage et ses
vêtements sont si parfaits qu’ils lui donnent une apparence presque inhumaine.
Je devine, grâce à mon étude du site internet d’IMDb ce matin, qu’il s’agit
d’Angela Marshall, la productrice qui, avec son collaborateur Austin Adams,
s’est battue pour acquérir les droits de Razor
Fish dans la guerre des surenchères dont j’ignorais l’existence jusqu’à la
semaine dernière.
Sur la photo, ses cheveux étaient rouges. Mon regard
se pose sur la femme installée à sa gauche. Peau caramel, chevelure noire,
immenses yeux noisette – certainement pas Angela Marshall. La seule personne
que je serais capable de reconnaître aux clichés des magazines, c’est Austin,
mais en dehors de Benny, il n’y a aucun homme dans la salle.
-
Ravie de vous rencontrer…
Mon ton est interrogateur, parce qu’il me semble que
c’est d’ordinaire le moment des présentations. La poignée de main s’éternise,
je ne sais pas à qui adresser mes effusions de gratitude. Pourquoi les gens ne
se présentent-ils pas ? Suis-je censée connaître tout le monde ici ?
Lâchant ma main, la femme finit par dire :
-
Angela Marshall.
S’agit-il d’un test déguisé ? Je répète :
-
Ravie de vous rencontrer. Je n’arrive pas à croire…
Ma phrase reste en suspens, elles m’observent toutes,
attendant la fin. Honnêtement, je pourrais parler des choses incroyables qui me
sont arrivées pendant des semaines.
Je n’arrive pas à croire que Razor Fish soit finalement publié.
Je n’arrive pas à croire que les gens achètent
l’album.
Et je n’arrive vraiment
pas à croire que des personnes aussi élégantes, travaillant dans cet énorme
studio de cinéma, désirent faire un film de ma bande dessinée.
Benny vient à ma rescousse avec un petit rire
gêné :
-
Nous sommes conscients de la chance incroyable que
vous nous offrez. Nous sommes réellement enchantés d’en arriver là. Enchantés.
La femme installée à côté d’Angela lui adresse une
expression du genre oh, je n’en doute pas
une seule seconde, Benny s’est taillé la part du lion dans cette
signature : vingt pour cent d’une somme énorme. Ce qui me rappelle que j’y
gagnerai encore plus que lui : ce contrat va changer ma vie pour toujours.
Nous sommes sur le point de signer, de discuter du casting, du calendrier.
La vignette
montre la fille, qui se réveille en sursaut, une barre d’acier lui transperce
le dos.
Je tends la main à l’autre femme.
-
Bonjour, désolée, je n’ai pas entendu votre nom. Je
suis Lola Castle.
Elle se présente comme Roya Lajani et baisse les yeux
vers les documents étalés devant elle. Elle inspire profondément, mais la porte
s’ouvre en grand au moment où elle ouvre la bouche. Austin Adams fait irruption
dans la salle, procédé par une rumeur de sonneries de téléphone, de talons qui
claquent dans le couloir et de voix venant des bureaux adjacents.
-
Lola ! s’écrit-il de sa voix chaleureuse. (La
porte claque derrière lui. Il jette un coup d’œil à Angela.) Maudite porte.
Quand est-ce que Julie va enfin se décider à la faire réparer ?
Angela lui fait signe de ne pas s’inquiéter et le
dévisage, étonnée. Austin ne prend pas la chaise qu’elle désigne à côté d’elle,
il choisit de s’installer à ma droite. Il s’assied avec un large sourire.
-
Je suis l’un de vos premiers fans, dit-il sans
préambule. Honnêtement, je suis très impressionné.
-
Je… waouh… (Un petit rire nerveux m’échappe.) Merci.
-
Dites-moi que vous travaillez sur la suite. Votre
style, vos histoires… Je suis conquis.
Je baisse la tête.
-
Ma prochaine bande dessinée sortira à l’automne. Elle
s’appelle Junebug.
Je perçois l’excitation d’Austin avant
d’ajouter :
-
Je travaille encore dessus.
Je lève les yeux, il secoue la tête, l’air émerveillé.
-
Resterez-vous dans le genre fantastique ? (Ses
yeux brillent, son sourire s’adoucit.) Vous rendez-vous compte que vous êtes à
l’origine de la prochaine grosse production d’Hollywood ?
D’ordinaire, une phrase pareille me rendrait sceptique
– recevoir des compliments sans aucun fondement me met mal à l’aise. Mais
Austin a beau être un producteur et un réalisateur de premier plan, je n’ai
aucun doute sur sa sincérité. C’est un bel homme, à l’apparence totalement
négligée : ses cheveux blond vénitien ont l’air d’avoir été coiffés à la
main, il n’est pas rasé de près, porte un vieux jean, une chemise mal
boutonnée, le col mal mis. Un type totalement débraillé, malgré des vêtements
hors de prix.
-
Merci.
Je croise mes doigts pour me retenir de tripoter mon
oreille ou mes cheveux.
-
Je le pense vraiment. (Concentré sur mon visage, il
appuie ses coudes sur ses cuisses. Je ne sais même pas s’il a remarqué Benny.
Mes phalanges virent au blanc.) Certes, on est censés le dire de toute manière,
mais dans votre cas, c’est la vérité la plus pure. Je n’arrivais pas à lâcher
votre BD. J’ai tout de suite dit à Angela et à Roya que nous devions en
acquérir les droits.
-
Nous étions d’accord, s’immisce Roya.
Je réfléchis intensément à une autre réponse qu’un
remerciement supplémentaire.
-
Eh bien. C’est génial. Je suis ravie d’être parvenue à
intéresser mes lecteurs.
-
Intéresser ? (Il glousse en jetant un coup d’œil
à sa chemise avant de marquer une pause.) Bordel de merde. Je ne suis même plus
capable de boutonner correctement ma chemise.
Je me mords la lèvre pour m’empêcher d’éclater de
rire. Avant son irruption dans la pièce, j’étais à deux doigts de sombrer dans
un silence angoissé. J’ai grandi en achetant mes vêtements dans des magasins
discount, nous avons vécu grâce aux allocations de mon père pendant des années,
je conduis toujours une Chevy de 1989. je ne réalise pas encore à quel point ma
vie va changer, et les « dames de fer » de l’autre côté de la table
n’ont fait qu’ajouter à l’atmosphère hautaine dans la salle. En revanche, j’ai
la sensation que je pourrais travailler avec Austin.
– J’imagine
qu’on vous a déjà posé la question, parce que j’ai lu vos interviews. Mais j’ai
envie de l’entendre de votre bouche, comme un scoop. Qu’est-ce qui vous a
poussée à écrire cette bande dessinée ? D’où l’inspiration vous est-elle
vraiment venue ?
En
effet, on m’a déjà posé la question – tellement de fois que je donne
toujours la même réponse calibrée : Pour moi, le personnage de la « super-héroïne » est
essentiel dans la
mesure où il offre l’opportunité d’aborder la question des graves déséquilibres
sociaux et politiques liés au genre, dans la culture populaire et dans notre
société. J’ai créé Quinn Stone pour qu’elle ressemble à une fille lambda, dans
l’esprit de Clarisse Starling ou de Sarah Connor : elle devient une
héroïne par sa propre volonté. Quinn rencontre un homme étrange, à moitié
poisson, venant d’une autre dimension temporelle. Cette créature, Razor, aide
Quinn à trouver le courage de se battre pour elle-même et pour sa communauté.
Ensuite, il s’attache à elle et réalise qu’il ne veut pas la laisser partir.
L’idée m’est venue après un rêve que j’ai fait. Un homme très musclé recouvert
d’écailles se trouvait dans ma chambre et m’ordonnait de ranger mon armoire.
Pendant le reste de la journée, je me suis demandé ce qui se serait passé s’il
m’était réellement
apparu. Je l’ai appelé Razor Fish. J’ai imaginé que mon Razor se ficherait pas
mal du désordre de mon armoire, qu’il m’inciterait plutôt à me battre pour mes idéaux.
Mais ce
n’est pas la réponse qui me vient aujourd’hui.
– J’étais
en colère. J’avais l’impression que les adultes entraient dans deux
catégories : les cons et les ratés. (Les yeux verts d’Austin
s’écarquillent, il soupire, hoche la tête avec l’air de comprendre.) J’étais en
colère contre mon père parce qu’il se laissait aller, contre ma mère parce que
c’était une poule mouillée. C’est pour cette raison que j’ai rêvé de Razor Fish : il est impitoyable et
ne comprend pas toujours Quinn mais, au fond, il l’aime et veut prendre soin
d’elle. Au départ, il ne cerne pas les spécificités de son existence
humaine, mais il
l’entraîne à se battre puis finit par se reposer sur elle… Cette histoire
était la récompense que je m’octroyais après avoir fini la vaisselle et mes devoirs, seule
le soir.
Le silence envahit la pièce.
Je ressens le besoin inhabituel de continuer à parler.
– L’idée que Razor
commence à apprécier les faiblesses qui font la force de Quinn me plaisait.
Quinn est maigrichonne, timide. Elle n’est pas bâtie comme une Amazone. Ses pouvoirs sont plus
subtils : ils reposent sur ses capacités d’observation. Elle sait ce qu’elle veut. Je
voulais faire en sorte
qu’on le ressente à la lecture. Il y a beaucoup de violence et d’action dans l’album,
mais Razor n’est pas bluffé quand elle arrive enfin à donner un coup de poing
correct. Elle l’impressionne en se confrontant à lui.
Je jette un coup d’œil à
Benny. Je n’ai jamais tenu des propos aussi sincères en parlant de ma vie et de
mon livre. La surprise se peint sur son visage.
– Quel âge aviez-vous
quand votre mère est partie ? demande Austin, perspicace.
Il me parle comme si nous
étions seuls, il m’est facile d’imaginer que c’est le cas. Les autres restent
silencieux.
– Douze ans. Juste
après le retour d’Afghanistan de mon père.
Le silence semble s’alourdir
encore après cette dernière déclaration. Austin finit par soupirer.
– Eh bien, ça craint
vraiment.
Finalement, j’éclate de
rire.
L’air captivé, il se penche
vers moi.
– J’ai adoré cette
histoire, Lola. J’ai adoré vos personnages. Nous avons dégoté un scénariste qui
va en faire un film du tonnerre. Vous connaissez Langdon McAfee ?
Je secoue la tête,
embarrassée parce que je devine à son ton de voix qu’il est célèbre. Austin
fait un geste de la main.
– Il est génial. Ouvert
d’esprit, malin, organisé. Il veut écrire le scénario en collaboration avec
vous.
Cette révélation inattendue
me prend de court – moi, coécrire un scénario pour le cinéma !
Je laisse échapper un
petit halètement d’étonnement.
Austin continue à
parler :
– J’ai envie
d’instaurer une véritable communication, d’accord ? (Il hoche la tête,
comme si j’avais répondu.) J’ai envie que le film corresponde à vos attentes.
(Il sourit encore.) J’ai envie de vous aider à transformer votre rêve en réalité.
-
– RACONTE-MOI ENCORE LA CONVERSATION
en détail, demande
Oliver. Je ne
suis pas tout à fait sûr que tu aies parlé anglais la première fois.
Il a raison. J’ai à peine
repris mon souffle depuis mon arrivée dans sa librairie de comics, Downton
Graffick, alors pour ce qui est d’articuler… Je n’ai pas cessé de bafouiller.
Quand je suis entrée, Oliver a levé les yeux et m’a souri avec douceur.
Ensuite, je me suis mise à débiter un millier de mots incohérents, des émotions
au kilo, et son sourire s’est lentement décomposé. J’ai passé les deux heures
de route qui séparent Los Angeles de San Diego au téléphone avec mon père, à
tenter de prendre de la distance. Mais je n’ai manifestement pas réussi :
tout expliquer à mon meilleur ami rend la chose encore plus surréaliste.
Depuis le début de notre
amitié, il y a six mois, Oliver ne m’a jamais vue dans un état pareil :
bégayant, le souffle court, au bord des larmes tant je suis bouleversée.
D’ordinaire, je me flatte d’être calme, imperturbable, même avec mes amis.
Quand j’ai appris que Razor Fish serait publié par Dark Horse, je n’ai pas eu la même
réaction. Malgré tous mes efforts, je ne m’en remets pas.
Ils
vont
transformer
les
rêves de mon enfance
en film.
– D’accord. (Je prends
une grande inspiration et répète plus lentement.) La semaine dernière, Benny
m’a appelée et m’a parlé d’une proposition d’adaptation cinématographique.
– Je croyais qu’il
n’avait obtenu aucune réponse…
Je le coupe.
– Il n’avait aucune
nouvelle depuis un mois. Mais c’est toujours le calme avant la tempête, tu
comprends ? Ce matin, il m’a raconté que l’acquisition des droits avait été mouvementée… (Je
plaque une main contre mon front.) Je transpire. Regarde-moi, je transpire.
Il me lance un regard
bienveillant et rit, avant de secouer la tête et de se concentrer sur le carton
qu’il ouvre au cutter.
– C’est incroyable,
Lola. Continue, je t’écoute.
– Columbia et
Touchstone ont gagné. Nous y sommes allés ce matin et nous avons rencontré des
gens là-bas.
– Et ? (Il lève
les yeux vers moi en sortant une pile de livres du carton.) Ils t’en ont mis
plein la vue ?
– Hum…
Je me
rappelle le moment où Austin s’est intéressé aux autres. Soudain, la réunion
s’est transformée en une succession d’acronymes et d’instructions
incompréhensibles. Déterminer les disponibilités de Langdon pour commencer le
script, voir s’il est possible de transmettre le P&L à Mitchell à midi.
– Oui.
Certains n’ont pas beaucoup parlé, ils avaient l’air coincés. Mais le
producteur exécutif, Austin Adams, est tellement sympathique. J’étais si
bouleversée que je ne suis pas sûre d’avoir tout compris. (Je passe une main
dans mes cheveux et lève les yeux vers le plafond.) C’est beaucoup trop d’un
coup. Un
film.
– Un
film, répète Olivier.
Je le
regarde, il me détaille de ses yeux bleus chaleureux et pleins de mystère.
Il
humecte ses lèvres, je détourne le regard. Oliver est mon ex-mari et mon coup
de cœur actuel, qui restera à sens unique. Il n’a jamais été question d’un vrai
mariage entre nous. C’était le-truc-à-faire-à-Vegas.
Bien
sûr, les deux autres couples qui se sont formés là-bas – nos amis Mia et
Ansel ainsi qu’Harlow et Finn – filent le parfait amour. Mais Oliver et
moi (surtout après quelques verres) aimons souligner le fait que nous sommes
les seuls à avoir joué la carte du mariage d’un soir à Vegas comme des gens
raisonnables. Seulement des regrets, une annulation et une gueule de bois.
Étant donnée la distance émotionnelle qu’il a toujours instaurée entre nous, il
doit réellement le penser. Quant à moi…
– Et
ce n’était pas juste « on adore l’idée, mettons une option dessus, on
verra ». Ils ont acheté les droits, ils ont déjà le nom d’un réalisateur
en tête. Nous avons parlé de possibilités de casting aujourd’hui. Un
spécialiste des effets spéciaux a demandé à être mis sur le projet.
– Hallucinant.
Il me
scrute avec attention. Si je ne connaissais pas aussi bien Oliver, je pourrais
penser qu’il fixe ma bouche. Mais je lis en lui comme dans un livre
ouvert : il me regarde simplement pendant que je parle. Il possède un don
pour écouter les gens.
– Et… je vais coécrire le
scénario !
J’exulte.
Il écarquille les yeux.
– Lola.
Lola. Bordel de merde !
Je me
lance dans un récit exhaustif de la réunion de ce matin, Oliver continue
d’ouvrir les cartons de la dernière livraison de comics en me jetant un coup
d’œil de temps à autre, assorti d’un petit sourire. Je pensais qu’avec le
temps, je parviendrais à déchiffrer ses pensées, à prévoir ses réactions. Mais
il est toujours aussi énigmatique. L’appartement que je partage avec mon amie
London est situé à seulement deux rues de la librairie d’Oliver, je le vois
presque tous les jours mais je suis toujours en train de tenter de déchiffrer
ce qu’il a pu vouloir dire par telle expression, une réponse évasive, un sourire
persistant. Si j’étais Harlow, je demanderais, tout simplement.
– Et
tu as hâte de voir l’adaptation sur grand écran ? C’est tellement soudain
que je ne t’ai même pas posé la question. Certains artistes refusent d’adapter
leurs œuvres.
– Tu
plaisantes ? (Comment peut-il sérieusement me poser la question ? La
seule chose que j’aime plus que les comics, ce sont les films de super-héros
adaptés de comics.) La pression est énorme, mais c’est merveilleux.
Je me
souviens de l’existence d’un mail avec dix-sept scénarios joints à parcourir
pour « me donner des idées ». Une vague de malaise m’envahit.
– C’est
un peu comme construire une maison. J’ai envie d’arriver tout de suite au
moment où je vais y vivre, et faire l’impasse sur la phase où je choisis
tous les meubles.
– J’espère
juste qu’ils ne prendront pas George Clooney pour jouer ton Batman.
Je
hausse les sourcils.
– Ils
ont le droit de faire intervenir George Clooney à n’importe quel moment dans
mon film, Monsieur.
Not-Joe,
l’unique employé de Oliver, un toxicomane à crête que nous apprécions tous,
émerge de derrière les étagères.
– Clooney
est gay. Tu es courant, n’est-ce pas ?
Oliver
et moi l’ignorons volontairement.
– Je
pense que fréquenter George Clooney devrait faire partie de la liste des cent
choses à faire avant de mourir.
– Tu
veux dire, coucher avec George Clooney ? demande Oliver.
– Exactement.
Oliver
acquiesce, range des stylos dans un tiroir.
– Moi
aussi, fais-moi penser à l’ajouter à la liste des cent choses à faire avant de
mourir.
– On
est sur la même longueur d’onde, voilà pourquoi je suis ton amie. (Parler à
Oliver revient à prendre une dose de Xanax. Il est tellement apaisant.) Gay ou
hétéro, se taper George Clooney est un must.
– Il est tellement gay, répète Not-Joe, plus
fort cette fois.
Oliver
laisse échapper une expression sceptique en lui jetant un coup d’œil.
– Je
ne crois pas que ce soit le cas. Il est marié.
– Vraiment ?
Mais s’il était gay, tu te le ferais ? insiste Not-Joe.
Je lève
une main.
– Oui,
absolument.
– Je
ne te posais pas la question à toi, réplique Not-Joe en me désignant du doigt.
– Qui
est l’actif et qui est le passif ? demande Oliver. Je prends George
Clooney ou je me fais prendre par lui ?
– Oliver. C’est George Clooney, putain. Il ne se fait pas
prendre !
Je
marmonne :
– Cette
blague est nulle.
Ils m’ignorent
tous les deux. Oliver hausse les épaules.
– Ouais
d’accord. Pourquoi pas ?
Je
m’immisce encore :
– On
perd des points de QI.
Not-Joe
fait mine de saisir un homme imaginaire par les hanches et balance son corps
d’avant en arrière.
– Ça.
Tu le laisserais faire ?
Oliver
hausse les épaules.
– Joe,
je vois parfaitement la scène. Je sais à quoi ça ressemble, le sexe entre mecs.
Mais, à coucher avec un mec, je crois que je choisirais Batman.
Je
claque des doigts devant son visage.
– Pourrait-on
revenir à la conversation sur l’adaptation cinématographique de ma bande
dessinée ?
Oliver
se tourne vers moi et sourit avec une telle douceur que je fonds
littéralement.
– Tout
à fait. C’est génial, Lola. (Il hoche la tête, son regard bleu plongé dans le mien.)
Je suis tellement fier de toi, putain.
Je
souris en me mordillant la lèvre inférieure. Quand Oliver me contemple, je suis
toute chose. Mais il s’affolerait s’il me voyait rougir en lui parlant. Ce
n’est pas notre genre.
– Comment
comptes-tu fêter ça ?
Je regarde
les alentours en soulignant l’évidence d’un mouvement de tête.
– Organiser
une soirée ici ? Je ne sais pas. Je devrais peut-être commencer par
travailler sur le scénario.
– Non,
en ce moment, tu es toujours en déplacement. Et quand tu es ici, tu travailles
sans arrêt.
Je
siffle.
– Dixit
le mec qui ouvre sa librairie jusqu’à l’aube…
Oliver
me dévisage.
– Ils
produisent ton film, Lola love. Tu dois
célébrer ça ce soir.
– Par
exemple chez Fred’s ? (Notre bar habituel.) Pourquoi faire semblant d’être cool ?
Oliver
secoue la tête.
– Allons
en centre-ville, comme ça tu ne te préoccuperas pas de prendre le volant
ensuite.
– Mais
tu seras obligé de rentrer à
Pacific Beach.
Not-Joe
fait semblant de jouer du violon entre nous.
– Ça
ne fait rien. Je ne pense pas que Finn et Ansel soient là, mais je vais appeler
les filles. (Il se gratte la joue.) J’aimerais t’inviter à dîner quelque
part, mais je…
– Oh
Seigneur, ne t’en fais pas pour ça.
L’idée
qu’Oliver quitte sa librairie pour dîner avec moi me donne le tournis et me
panique totalement. Ce n’est pas comme si la boutique allait prendre feu s’il
partait un peu plus tôt, mais je n’arrive pas à rationaliser l’information.
– Je
vais rentrer chez moi et hurler aux quatre coins de ma chambre puis me préparer
à boire avec excès.
Son
sourire me réchauffe de l’intérieur.
– C’est
un bon programme.
– Je
pensais que tu sortais avec une fille ce soir, lance Not-Joe à Oliver.
Il
soulève une énorme pile de livres. Oliver pâlit.
– Non.
Ce n’est pas… je veux dire… non. Non.
– Une
fille ?
Je lève
les sourcils en essayant d’ignorer la brûlure douloureuse au creux de mon
ventre.
– Ce
n’est rien du tout. Juste la fille qui travaille de l’autre côté de la rue…
– Allison
le Canon, chantonne Not-Joe.
Mon cœur
se serre. Ce n’est pas « juste la fille qui travaille de l’autre côté de la
rue » mais une fille dont l’intérêt pour Oliver est manifeste depuis un
moment. Je m’efforce d’avoir l’air ravie pour lui.
– Arrête !
Je lui
donne une tape sur l’épaule et ajoute avec un accent français théâtral :
– Une
fille très
mignonne.
Oliver
grogne en frottant là où je l’ai frappé, comme si je lui avais fait mal.
– Elle
voulait m’apporter à dîner ici.
– Ouais,
et te sauter dessus, le coupe Not-Joe.
– Elle
est juste sympa. (Je remarque l’effort
dans sa voix.) De toute façon, je préfère fêter la sortie du film de Lola.
J’enverrai un texto à Allison pour lui demander de reporter.
Je suis
certaine qu’Allison le Canon est une fille sympathique, mais depuis que je sais
qu’Oliver a son numéro de téléphone, qu’il peut lui envoyer un message pour
reporter, je
souhaite
secrètement qu’elle se fasse renverser par un train. Je lui souhaite toutes les
malédictions classiques. Allison est jolie, pleine d’entrain, si petite qu’elle
pourrait tenir dans mon sac de voyage. C’est la première fois que je
réalise qu’Oliver
pourrait avoir une petite copine, la première fois que j’envisage cette
possibilité depuis que nous sommes amis. Nous nous sommes mariés et nous avons divorcé en
vingt-quatre heures, il est certain que je ne lui plais pas, mais jusque-là, il
n’avait jamais parlé d’une autre fille.
Comment
suis-je censée réagir ?
Je
décide à l’issue d’une réflexion intense. Avoir l’air détendue… Heureuse pour lui.
– Demande-lui
de reporter, je lance avec le sourire le plus authentique possible. Elle est
jolie. La prochaine fois, emmène-la chez Bali Hai, c’est tellement chouette.
Il lève
les yeux.
– J’ai
envie d’y aller depuis des mois, tu adores cet endroit. Tu devrais venir avec
nous.
– Oliver,
tu n’as pas le droit de m’inviter quand tu vois une fille.
Il
écarquille les yeux derrière ses lunettes.
– Mais
non. Je ne… je n’ai jamais pensé… Lola, je n’ai aucune envie de la draguer.
Bon,
Allison ne lui plaît pas. Je me décontracte soudain et fixe un point sur le
comptoir pour m’empêcher de sourire.
Après
avoir respiré profondément, je parviens à ravaler un rictus de satisfaction.
Je lève
les yeux, il me scrute, l’expression aussi calme que la surface d’un lac.
J’aimerais
lui demander : à
quoi penses-tu ?
Mais je
n’en fais rien.
– Lola…
commence-t-il.
Je
déglutis, incapable de m’empêcher de cligner des yeux – juste quelques
secondes – pour m’arracher à la contemplation de sa bouche charnue. Sa
lèvre inférieure est aussi rebondie que sa lèvre supérieure. Des lèvres pleines
mais pas féminines. J’ai dessiné sa bouche de mémoire une centaine de
fois : les lèvres à peine ouvertes, les lèvres fermées. Les lèvres étirées
dans un petit sourire ou une grimace pensive. Ses dents plantées dans ses
lèvres ou la bouche ouverte dans un halètement obscène.
Je
compte jusqu’à deux et plante mon regard dans le sien.
– Ouais ?
Il met
une éternité à répondre, j’ai le temps d’envisager un million de possibilités.
As-tu déjà envisagé
de m’embrasser ?
Et si on baisait
dans l’arrière-boutique ?
Et si on jouait à Batman
et Catwoman ?
Mais il
demande simplement :
– Quelle
a été la réaction d’Harlow quand tu lui as parlé du film ?
J’inspire
profondément, l’image de sa bouche sur la mienne se dissipe.
– J’étais
sur le point de l’appeler.
Je me
rends compte soudain de ce que je viens de dire.
Oliver
lève les sourcils si haut qu’ils disparaissent dans ses cheveux. À côté de lui,
Not-Joe laisse échapper un petit cri de surprise. Comme si la police était là
ou plutôt comme si Harlow venait d’entrer, prête à nous massacrer par ma faute.
– Oh
meeeeeerde, comment ai-je pu
oublier ? (Je plaque une main sur ma bouche. J’appelle toujours Harlow
après mon père. Elle me tuerait si elle savait que j’ai annoncé la nouvelle à
Oliver avant de la mettre au courant.) À quoi pensais-je en t’en parlant en
premier ? (Terrifiée, j’avance d’un pas.) Vous n’avez pas intérêt à lui dire que vous avez
su avant elle et que je suis ici depuis…
– Une
demi-heure, ajoute Not-Joe, serviable.
– Une
demi-heure ! Elle nous découpera en petits morceaux et nous enterrera dans
le désert !
– Alors
appelle-la tout de suite, bordel, réplique Oliver en me désignant du doigt.
Je n’ai aucune envie de voir Harlow débarquer ici avec une hache.
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Nous allons poster le Chapitre 2 de Dark Wild Night également dans quelques minutes sur Empowr donc n'hésitez pas à nous suivre ;) empowr.com/christinalaurenfrance ! (Vous aurez peut-être aussi le troisième tome s'il y a du monde.)