vendredi 25 septembre 2015

#DarkWildNight Chapitre 1

© 2015 Christina Hobbs and Lauren Billings

CHAPITRE 1

Lola

J’ESQUISSE MENTALEMENT LA SCÈNE en suivant la réceptionniste dans le couloir au sol de marbre :
Une femme, juchée sur des talons de quinze centimètres. Ses jambes sont interminables, elle ondule des hanches à chaque pas.
Ses hanches balancent à gauche.
Ses hanches balancent à droite.
Ses hanches balancent à gauche.
Benny, mon agent, se penche vers moi et murmure :
-          Tu n’as aucune raison d’être nerveuse.
-          Ça va, je t’assure.
C’est un mensonge. Il se redresse et me répond par un reniflement.
-          Le contrat est déjà finalisé, Lola. Tu es ici pour signer, pas pour leur en mettre plein la vue. Souris ! C’est le meilleur moment.
J’acquiesce en m’efforçant de me convaincre qu’il a raison.
Regarde ce bureau ! Regarde ces gens ! Des lumières partout ! Une ville gigantesque ! Peine perdue. Je scénarise et dessine Razor Fish depuis mes onze ans, le meilleur moment, pour moi, a été sa création. Déambuler dans un couloir immaculé jalonné de bureaux vitrés et décoré d’affiches de cinéma pour signer le contrat à sept chiffres de l’adaptation cinématographique me terrifie.
Mon ventre se serre, je me réconforte en imaginant la vignette.
Ses hanches balancent à droite.
Ses hanches balancent à gauche.
Ses longues jambes montent jusqu’au ciel.
La réceptionniste s’arrête devant une porte et l’ouvre.
-          Nous y sommes.
Les bureaux du studio sont sophistiqués à outrance. L’immeuble entier ressemble à un château à l’architecture moderne, avec ses murs recouverts d’aluminium brossé et de marbre, ses portes vitrées, ses meubles de marbre ou de cuir noir. Sûr de lui, Benny entre, traverse la salle de conférence pour serrer la main des producteurs de l’autre côté de la table. Je le suis d’un pas hésitant. La porte vitrée se ferme lourdement, le bruit sourd du verre qui claque contre le métal résonne dans la pièce, suscitant plusieurs exclamations de surprise.
Seigneur.
Ces derniers mois, j’ai vu assez de photos de moi prises dans des situations stressantes en public pour savoir qu’à cet instant, je n’ai pas l’air décontenancé. Je ne baisse pas la tête avec l’air de m’excuser d’être ici, je ne m’avachis pas, je ne grimace même pas quand la porte se ferme si bruyamment. Pourtant, tout mon corps se tend. Apparemment, ma seule qualité consiste à dissimuler mon malaise.
Le New York Times a fait une critique dithyrambique de Razor Fish mais a estimé que j’étais « timide » lors des interviews où je me considérais charmante et pleine d’entrain. Le Los Angeles Times a décrit notre conversation téléphonique comme une « série de longues pauses pensives suivies de réponses monosyllabiques » alors que j’avais conté à mon ami Oliver que je pensais les avoir submergés d’informations.
Quand je me tourne vers les productrices (des femmes, uniquement), aucune surprise : elles sont aussi raffinées que le bâtiment dans lequel elles travaillent. Personne ne commente mon entrée fracassante, même si je serai prête à jurer que l’écho de la porte qui a claqué s’est répercuté dans toute la pièce, le temps que j’avance jusqu’à la table.
Avec un clin d’œil, Benny me fait signe de m’asseoir. Je tire une chaise rembourrée de cuir, lisse ma robe sur mes cuisses et m’y installe avec précaution.
Mes mains sont moites, mon cœur bat la chamade. Je compte plusieurs fois jusqu’à vingt pour refouler la vague de panique toute prête à me submerger.
La vignette montre la fille, le menton relevé, la poitrine en feu.
-          Lorelei, quel plaisir de vous rencontrer enfin.
Je lève les yeux vers la femme qui vient de parler et serre sa main tendue. Ses cheveux blonds brillent, son maquillage et ses vêtements sont si parfaits qu’ils lui donnent une apparence presque inhumaine. Je devine, grâce à mon étude du site internet d’IMDb ce matin, qu’il s’agit d’Angela Marshall, la productrice qui, avec son collaborateur Austin Adams, s’est battue pour acquérir les droits de Razor Fish dans la guerre des surenchères dont j’ignorais l’existence jusqu’à la semaine dernière.
Sur la photo, ses cheveux étaient rouges. Mon regard se pose sur la femme installée à sa gauche. Peau caramel, chevelure noire, immenses yeux noisette – certainement pas Angela Marshall. La seule personne que je serais capable de reconnaître aux clichés des magazines, c’est Austin, mais en dehors de Benny, il n’y a aucun homme dans la salle.
-          Ravie de vous rencontrer…
Mon ton est interrogateur, parce qu’il me semble que c’est d’ordinaire le moment des présentations. La poignée de main s’éternise, je ne sais pas à qui adresser mes effusions de gratitude. Pourquoi les gens ne se présentent-ils pas ? Suis-je censée connaître tout le monde ici ?
Lâchant ma main, la femme finit par dire :
-          Angela Marshall.
S’agit-il d’un test déguisé ? Je répète :
-          Ravie de vous rencontrer. Je n’arrive pas à croire…
Ma phrase reste en suspens, elles m’observent toutes, attendant la fin. Honnêtement, je pourrais parler des choses incroyables qui me sont arrivées pendant des semaines.
Je n’arrive pas à croire que Razor Fish soit finalement publié.
Je n’arrive pas à croire que les gens achètent l’album.
Et je n’arrive vraiment pas à croire que des personnes aussi élégantes, travaillant dans cet énorme studio de cinéma, désirent faire un film de ma bande dessinée.
Benny vient à ma rescousse avec un petit rire gêné :
-          Nous sommes conscients de la chance incroyable que vous nous offrez. Nous sommes réellement enchantés d’en arriver là. Enchantés.
La femme installée à côté d’Angela lui adresse une expression du genre oh, je n’en doute pas une seule seconde, Benny s’est taillé la part du lion dans cette signature : vingt pour cent d’une somme énorme. Ce qui me rappelle que j’y gagnerai encore plus que lui : ce contrat va changer ma vie pour toujours. Nous sommes sur le point de signer, de discuter du casting, du calendrier.
La vignette montre la fille, qui se réveille en sursaut, une barre d’acier lui transperce le dos.
Je tends la main à l’autre femme.
-          Bonjour, désolée, je n’ai pas entendu votre nom. Je suis Lola Castle.
Elle se présente comme Roya Lajani et baisse les yeux vers les documents étalés devant elle. Elle inspire profondément, mais la porte s’ouvre en grand au moment où elle ouvre la bouche. Austin Adams fait irruption dans la salle, procédé par une rumeur de sonneries de téléphone, de talons qui claquent dans le couloir et de voix venant des bureaux adjacents.
-          Lola ! s’écrit-il de sa voix chaleureuse. (La porte claque derrière lui. Il jette un coup d’œil à Angela.) Maudite porte. Quand est-ce que Julie va enfin se décider à la faire réparer ?
Angela lui fait signe de ne pas s’inquiéter et le dévisage, étonnée. Austin ne prend pas la chaise qu’elle désigne à côté d’elle, il choisit de s’installer à ma droite. Il s’assied avec un large sourire.
-          Je suis l’un de vos premiers fans, dit-il sans préambule. Honnêtement, je suis très impressionné.
-          Je… waouh… (Un petit rire nerveux m’échappe.) Merci.
-          Dites-moi que vous travaillez sur la suite. Votre style, vos histoires… Je suis conquis.
Je baisse la tête.
-          Ma prochaine bande dessinée sortira à l’automne. Elle s’appelle Junebug.
Je perçois l’excitation d’Austin avant d’ajouter :
-          Je travaille encore dessus.
Je lève les yeux, il secoue la tête, l’air émerveillé.
-          Resterez-vous dans le genre fantastique ? (Ses yeux brillent, son sourire s’adoucit.) Vous rendez-vous compte que vous êtes à l’origine de la prochaine grosse production d’Hollywood ?
D’ordinaire, une phrase pareille me rendrait sceptique – recevoir des compliments sans aucun fondement me met mal à l’aise. Mais Austin a beau être un producteur et un réalisateur de premier plan, je n’ai aucun doute sur sa sincérité. C’est un bel homme, à l’apparence totalement négligée : ses cheveux blond vénitien ont l’air d’avoir été coiffés à la main, il n’est pas rasé de près, porte un vieux jean, une chemise mal boutonnée, le col mal mis. Un type totalement débraillé, malgré des vêtements hors de prix.
-          Merci.
Je croise mes doigts pour me retenir de tripoter mon oreille ou mes cheveux.
-          Je le pense vraiment. (Concentré sur mon visage, il appuie ses coudes sur ses cuisses. Je ne sais même pas s’il a remarqué Benny. Mes phalanges virent au blanc.) Certes, on est censés le dire de toute manière, mais dans votre cas, c’est la vérité la plus pure. Je n’arrivais pas à lâcher votre BD. J’ai tout de suite dit à Angela et à Roya que nous devions en acquérir les droits.
-          Nous étions d’accord, s’immisce Roya.
Je réfléchis intensément à une autre réponse qu’un remerciement supplémentaire.
-          Eh bien. C’est génial. Je suis ravie d’être parvenue à intéresser mes lecteurs.
-          Intéresser ? (Il glousse en jetant un coup d’œil à sa chemise avant de marquer une pause.) Bordel de merde. Je ne suis même plus capable de boutonner correctement ma chemise.
Je me mords la lèvre pour m’empêcher d’éclater de rire. Avant son irruption dans la pièce, j’étais à deux doigts de sombrer dans un silence angoissé. J’ai grandi en achetant mes vêtements dans des magasins discount, nous avons vécu grâce aux allocations de mon père pendant des années, je conduis toujours une Chevy de 1989. je ne réalise pas encore à quel point ma vie va changer, et les « dames de fer » de l’autre côté de la table n’ont fait qu’ajouter à l’atmosphère hautaine dans la salle. En revanche, j’ai la sensation que je pourrais travailler avec Austin.
– J’imagine qu’on vous a déjà posé la question, parce que j’ai lu vos interviews. Mais j’ai envie de l’entendre de votre bouche, comme un scoop. Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire cette bande dessinée ? D’où l’inspiration vous est-elle vraiment venue ?
En effet, on m’a déjà posé la question – tellement de fois que je donne toujours la même réponse calibrée : Pour moi, le personnage de la « super-héroïne » est essentiel dans la mesure où il offre l’opportunité d’aborder la question des graves déséquilibres sociaux et politiques liés au genre, dans la culture populaire et dans notre société. J’ai créé Quinn Stone pour qu’elle ressemble à une fille lambda, dans l’esprit de Clarisse Starling ou de Sarah Connor : elle devient une héroïne par sa propre volonté. Quinn rencontre un homme étrange, à moitié poisson, venant d’une autre dimension temporelle. Cette créature, Razor, aide Quinn à trouver le courage de se battre pour elle-même et pour sa communauté. Ensuite, il s’attache à elle et réalise qu’il ne veut pas la laisser partir. L’idée m’est venue après un rêve que j’ai fait. Un homme très musclé recouvert d’écailles se trouvait dans ma chambre et m’ordonnait de ranger mon armoire. Pendant le reste de la journée, je me suis demandé ce qui se serait passé s’il m’était réellement apparu. Je l’ai appelé Razor Fish. J’ai imaginé que mon Razor se ficherait pas mal du désordre de mon armoire, qu’il m’inciterait plutôt à me battre pour mes idéaux.
Mais ce n’est pas la réponse qui me vient aujourd’hui.
– J’étais en colère. J’avais l’impression que les adultes entraient dans deux catégories : les cons et les ratés. (Les yeux verts d’Austin s’écarquillent, il soupire, hoche la tête avec l’air de comprendre.) J’étais en colère contre mon père parce qu’il se laissait aller, contre ma mère parce que c’était une poule mouillée. C’est pour cette raison que j’ai rêvé de Razor Fish : il est impitoyable et ne comprend pas toujours Quinn mais, au fond, il l’aime et veut prendre soin d’elle. Au départ, il ne cerne pas les spécificités de son existence humaine, mais il l’entraîne à se battre puis finit par se reposer sur elle… Cette histoire était la récompense que je m’octroyais après avoir fini la vaisselle et mes devoirs, seule le soir.
Le silence envahit la pièce. Je ressens le besoin inhabituel de continuer à parler.
– L’idée que Razor commence à apprécier les faiblesses qui font la force de Quinn me plaisait. Quinn est maigrichonne, timide. Elle n’est pas bâtie comme une Amazone. Ses pouvoirs sont plus subtils : ils reposent sur ses capacités d’observation. Elle sait ce qu’elle veut. Je voulais faire en sorte qu’on le ressente à la lecture. Il y a beaucoup de violence et d’action dans l’album, mais Razor n’est pas bluffé quand elle arrive enfin à donner un coup de poing correct. Elle l’impressionne en se confrontant à lui.
Je jette un coup d’œil à Benny. Je n’ai jamais tenu des propos aussi sincères en parlant de ma vie et de mon livre. La surprise se peint sur son visage.
– Quel âge aviez-vous quand votre mère est partie ? demande Austin, perspicace.
Il me parle comme si nous étions seuls, il m’est facile d’imaginer que c’est le cas. Les autres restent silencieux.
– Douze ans. Juste après le retour d’Afghanistan de mon père.
Le silence semble s’alourdir encore après cette dernière déclaration. Austin finit par soupirer.
– Eh bien, ça craint vraiment.
Finalement, j’éclate de rire.
L’air captivé, il se penche vers moi.
– J’ai adoré cette histoire, Lola. J’ai adoré vos personnages. Nous avons dégoté un scénariste qui va en faire un film du tonnerre. Vous connaissez Langdon McAfee ?
Je secoue la tête, embarrassée parce que je devine à son ton de voix qu’il est célèbre. Austin fait un geste de la main.
– Il est génial. Ouvert d’esprit, malin, organisé. Il veut écrire le scénario en collaboration avec vous.
Cette révélation inattendue me prend de court – moi, coécrire un scénario pour le cinéma ! Je laisse échapper un petit halètement d’étonnement.
Austin continue à parler :
– J’ai envie d’instaurer une véritable communication, d’accord ? (Il hoche la tête, comme si j’avais répondu.) J’ai envie que le film corresponde à vos attentes. (Il sourit encore.) J’ai envie de vous aider à transformer votre rêve en réalité.
-
– RACONTE-MOI ENCORE LA CONVERSATION en détail, demande Oliver. Je ne suis pas tout à fait sûr que tu aies parlé anglais la première fois.
Il a raison. J’ai à peine repris mon souffle depuis mon arrivée dans sa librairie de comics, Downton Graffick, alors pour ce qui est d’articuler… Je n’ai pas cessé de bafouiller. Quand je suis entrée, Oliver a levé les yeux et m’a souri avec douceur. Ensuite, je me suis mise à débiter un millier de mots incohérents, des émotions au kilo, et son sourire s’est lentement décomposé. J’ai passé les deux heures de route qui séparent Los Angeles de San Diego au téléphone avec mon père, à tenter de prendre de la distance. Mais je n’ai manifestement pas réussi : tout expliquer à mon meilleur ami rend la chose encore plus surréaliste.
Depuis le début de notre amitié, il y a six mois, Oliver ne m’a jamais vue dans un état pareil : bégayant, le souffle court, au bord des larmes tant je suis bouleversée. D’ordinaire, je me flatte d’être calme, imperturbable, même avec mes amis. Quand j’ai appris que Razor Fish serait publié par Dark Horse, je n’ai pas eu la même réaction. Malgré tous mes efforts, je ne m’en remets pas.
Ils
vont transformer
les rêves de mon enfance
en film.
– D’accord. (Je prends une grande inspiration et répète plus lentement.) La semaine dernière, Benny m’a appelée et m’a parlé d’une proposition d’adaptation cinématographique.
– Je croyais qu’il n’avait obtenu aucune réponse…
Je le coupe.
– Il n’avait aucune nouvelle depuis un mois. Mais c’est toujours le calme avant la tempête, tu comprends ? Ce matin, il m’a raconté que l’acquisition des droits avait été mouvementée… (Je plaque une main contre mon front.) Je transpire. Regarde-moi, je transpire.
Il me lance un regard bienveillant et rit, avant de secouer la tête et de se concentrer sur le carton qu’il ouvre au cutter.
– C’est incroyable, Lola. Continue, je t’écoute.
– Columbia et Touchstone ont gagné. Nous y sommes allés ce matin et nous avons rencontré des gens là-bas.
– Et ? (Il lève les yeux vers moi en sortant une pile de livres du carton.) Ils t’en ont mis plein la vue ?
– Hum…
Je me rappelle le moment où Austin s’est intéressé aux autres. Soudain, la réunion s’est transformée en une succession d’acronymes et d’instructions incompréhensibles. Déterminer les disponibilités de Langdon pour commencer le script, voir s’il est possible de transmettre le P&L à Mitchell à midi.
– Oui. Certains n’ont pas beaucoup parlé, ils avaient l’air coincés. Mais le producteur exécutif, Austin Adams, est tellement sympathique. J’étais si bouleversée que je ne suis pas sûre d’avoir tout compris. (Je passe une main dans mes cheveux et lève les yeux vers le plafond.) C’est beaucoup trop d’un coup. Un film.
– Un film, répète Olivier.
Je le regarde, il me détaille de ses yeux bleus chaleureux et pleins de mystère.
Il humecte ses lèvres, je détourne le regard. Oliver est mon ex-mari et mon coup de cœur actuel, qui restera à sens unique. Il n’a jamais été question d’un vrai mariage entre nous. C’était le-truc-à-faire-à-Vegas.
Bien sûr, les deux autres couples qui se sont formés là-bas – nos amis Mia et Ansel ainsi qu’Harlow et Finn – filent le parfait amour. Mais Oliver et moi (surtout après quelques verres) aimons souligner le fait que nous sommes les seuls à avoir joué la carte du mariage d’un soir à Vegas comme des gens raisonnables. Seulement des regrets, une annulation et une gueule de bois. Étant donnée la distance émotionnelle qu’il a toujours instaurée entre nous, il doit réellement le penser. Quant à moi…
– Et ce n’était pas juste « on adore l’idée, mettons une option dessus, on verra ». Ils ont acheté les droits, ils ont déjà le nom d’un réalisateur en tête. Nous avons parlé de possibilités de casting aujourd’hui. Un spécialiste des effets spéciaux a demandé à être mis sur le projet.
– Hallucinant.
Il me scrute avec attention. Si je ne connaissais pas aussi bien Oliver, je pourrais penser qu’il fixe ma bouche. Mais je lis en lui comme dans un livre ouvert : il me regarde simplement pendant que je parle. Il possède un don pour écouter les gens.
– Et… je vais coécrire le scénario !
J’exulte. Il écarquille les yeux.
– Lola. Lola. Bordel de merde !
Je me lance dans un récit exhaustif de la réunion de ce matin, Oliver continue d’ouvrir les cartons de la dernière livraison de comics en me jetant un coup d’œil de temps à autre, assorti d’un petit sourire. Je pensais qu’avec le temps, je parviendrais à déchiffrer ses pensées, à prévoir ses réactions. Mais il est toujours aussi énigmatique. L’appartement que je partage avec mon amie London est situé à seulement deux rues de la librairie d’Oliver, je le vois presque tous les jours mais je suis toujours en train de tenter de déchiffrer ce qu’il a pu vouloir dire par telle expression, une réponse évasive, un sourire persistant. Si j’étais Harlow, je demanderais, tout simplement.
– Et tu as hâte de voir l’adaptation sur grand écran ? C’est tellement soudain que je ne t’ai même pas posé la question. Certains artistes refusent d’adapter leurs œuvres.
– Tu plaisantes ? (Comment peut-il sérieusement me poser la question ? La seule chose que j’aime plus que les comics, ce sont les films de super-héros adaptés de comics.) La pression est énorme, mais c’est merveilleux.
Je me souviens de l’existence d’un mail avec dix-sept scénarios joints à parcourir pour « me donner des idées ». Une vague de malaise m’envahit.
– C’est un peu comme construire une maison. J’ai envie d’arriver tout de suite au moment où je vais y vivre, et faire l’impasse sur la phase où je choisis tous les meubles.
– J’espère juste qu’ils ne prendront pas George Clooney pour jouer ton Batman.
Je hausse les sourcils.
– Ils ont le droit de faire intervenir George Clooney à n’importe quel moment dans mon film, Monsieur.
Not-Joe, l’unique employé de Oliver, un toxicomane à crête que nous apprécions tous, émerge de derrière les étagères.
– Clooney est gay. Tu es courant, n’est-ce pas ?
Oliver et moi l’ignorons volontairement.
– Je pense que fréquenter George Clooney devrait faire partie de la liste des cent choses à faire avant de mourir.
– Tu veux dire, coucher avec George Clooney ? demande Oliver.
– Exactement.
Oliver acquiesce, range des stylos dans un tiroir.
– Moi aussi, fais-moi penser à l’ajouter à la liste des cent choses à faire avant de mourir.
– On est sur la même longueur d’onde, voilà pourquoi je suis ton amie. (Parler à Oliver revient à prendre une dose de Xanax. Il est tellement apaisant.) Gay ou hétéro, se taper George Clooney est un must.
– Il est tellement gay, répète Not-Joe, plus fort cette fois.
Oliver laisse échapper une expression sceptique en lui jetant un coup d’œil.
– Je ne crois pas que ce soit le cas. Il est marié.
– Vraiment ? Mais s’il était gay, tu te le ferais ? insiste Not-Joe.
Je lève une main.
– Oui, absolument.
– Je ne te posais pas la question à toi, réplique Not-Joe en me désignant du doigt.
– Qui est l’actif et qui est le passif ? demande Oliver. Je prends George Clooney ou je me fais prendre par lui ?
– Oliver. C’est George Clooney, putain. Il ne se fait pas prendre !
Je marmonne :
– Cette blague est nulle.
Ils m’ignorent tous les deux. Oliver hausse les épaules.
– Ouais d’accord. Pourquoi pas ?
Je m’immisce encore :
– On perd des points de QI.
Not-Joe fait mine de saisir un homme imaginaire par les hanches et balance son corps d’avant en arrière.
– Ça. Tu le laisserais faire ?
Oliver hausse les épaules.
– Joe, je vois parfaitement la scène. Je sais à quoi ça ressemble, le sexe entre mecs. Mais, à coucher avec un mec, je crois que je choisirais Batman.
Je claque des doigts devant son visage.
– Pourrait-on revenir à la conversation sur l’adaptation cinématographique de ma bande dessinée ?
Oliver se tourne vers moi et sourit avec une telle douceur que je fonds littéralement.
– Tout à fait. C’est génial, Lola. (Il hoche la tête, son regard bleu plongé dans le mien.) Je suis tellement fier de toi, putain.
Je souris en me mordillant la lèvre inférieure. Quand Oliver me contemple, je suis toute chose. Mais il s’affolerait s’il me voyait rougir en lui parlant. Ce n’est pas notre genre.
– Comment comptes-tu fêter ça ?
Je regarde les alentours en soulignant l’évidence d’un mouvement de tête.
– Organiser une soirée ici ? Je ne sais pas. Je devrais peut-être commencer par travailler sur le scénario.
– Non, en ce moment, tu es toujours en déplacement. Et quand tu es ici, tu travailles sans arrêt.
Je siffle.
– Dixit le mec qui ouvre sa librairie jusqu’à l’aube…
Oliver me dévisage.
– Ils produisent ton film, Lola love. Tu dois célébrer ça ce soir.
– Par exemple chez Fred’s ? (Notre bar habituel.) Pourquoi faire semblant d’être cool ?
Oliver secoue la tête.
– Allons en centre-ville, comme ça tu ne te préoccuperas pas de prendre le volant ensuite.
– Mais tu seras obligé de rentrer à Pacific Beach.
Not-Joe fait semblant de jouer du violon entre nous.
– Ça ne fait rien. Je ne pense pas que Finn et Ansel soient là, mais je vais appeler les filles. (Il se gratte la joue.) J’aimerais t’inviter à dîner quelque part, mais je…
– Oh Seigneur, ne t’en fais pas pour ça.
L’idée qu’Oliver quitte sa librairie pour dîner avec moi me donne le tournis et me panique totalement. Ce n’est pas comme si la boutique allait prendre feu s’il partait un peu plus tôt, mais je n’arrive pas à rationaliser l’information.
– Je vais rentrer chez moi et hurler aux quatre coins de ma chambre puis me préparer à boire avec excès.
Son sourire me réchauffe de l’intérieur.
– C’est un bon programme.
– Je pensais que tu sortais avec une fille ce soir, lance Not-Joe à Oliver.
Il soulève une énorme pile de livres. Oliver pâlit.
– Non. Ce n’est pas… je veux dire… non. Non.
– Une fille ?
Je lève les sourcils en essayant d’ignorer la brûlure douloureuse au creux de mon ventre.
– Ce n’est rien du tout. Juste la fille qui travaille de l’autre côté de la rue…
– Allison le Canon, chantonne Not-Joe.
Mon cœur se serre. Ce n’est pas « juste la fille qui travaille de l’autre côté de la rue » mais une fille dont l’intérêt pour Oliver est manifeste depuis un moment. Je m’efforce d’avoir l’air ravie pour lui.
– Arrête !
Je lui donne une tape sur l’épaule et ajoute avec un accent français théâtral :
– Une fille très mignonne.
Oliver grogne en frottant là où je l’ai frappé, comme si je lui avais fait mal.
– Elle voulait m’apporter à dîner ici.
– Ouais, et te sauter dessus, le coupe Not-Joe.
– Elle est juste sympa. (Je remarque l’effort dans sa voix.) De toute façon, je préfère fêter la sortie du film de Lola. J’enverrai un texto à Allison pour lui demander de reporter.
Je suis certaine qu’Allison le Canon est une fille sympathique, mais depuis que je sais qu’Oliver a son numéro de téléphone, qu’il peut lui envoyer un message pour reporter, je
souhaite secrètement qu’elle se fasse renverser par un train. Je lui souhaite toutes les malédictions classiques. Allison est jolie, pleine d’entrain, si petite qu’elle pourrait tenir dans mon sac de voyage. C’est la première fois que je réalise qu’Oliver pourrait avoir une petite copine, la première fois que j’envisage cette possibilité depuis que nous sommes amis. Nous nous sommes mariés et nous avons divorcé en vingt-quatre heures, il est certain que je ne lui plais pas, mais jusque-là, il n’avait jamais parlé d’une autre fille.
Comment suis-je censée réagir ?
Je décide à l’issue d’une réflexion intense. Avoir l’air détendue… Heureuse pour lui.
– Demande-lui de reporter, je lance avec le sourire le plus authentique possible. Elle est jolie. La prochaine fois, emmène-la chez Bali Hai, c’est tellement chouette.
Il lève les yeux.
– J’ai envie d’y aller depuis des mois, tu adores cet endroit. Tu devrais venir avec nous.
– Oliver, tu n’as pas le droit de m’inviter quand tu vois une fille.
Il écarquille les yeux derrière ses lunettes.
– Mais non. Je ne… je n’ai jamais pensé… Lola, je n’ai aucune envie de la draguer.
Bon, Allison ne lui plaît pas. Je me décontracte soudain et fixe un point sur le comptoir pour m’empêcher de sourire.
Après avoir respiré profondément, je parviens à ravaler un rictus de satisfaction.
Je lève les yeux, il me scrute, l’expression aussi calme que la surface d’un lac.
J’aimerais lui demander : à quoi penses-tu ?
Mais je n’en fais rien.
– Lola… commence-t-il.
Je déglutis, incapable de m’empêcher de cligner des yeux – juste quelques secondes – pour m’arracher à la contemplation de sa bouche charnue. Sa lèvre inférieure est aussi rebondie que sa lèvre supérieure. Des lèvres pleines mais pas féminines. J’ai dessiné sa bouche de mémoire une centaine de fois : les lèvres à peine ouvertes, les lèvres fermées. Les lèvres étirées dans un petit sourire ou une grimace pensive. Ses dents plantées dans ses lèvres ou la bouche ouverte dans un halètement obscène.
Je compte jusqu’à deux et plante mon regard dans le sien.
– Ouais ?
Il met une éternité à répondre, j’ai le temps d’envisager un million de possibilités.
As-tu déjà envisagé de m’embrasser ?
Et si on baisait dans l’arrière-boutique ?
Et si on jouait à Batman et Catwoman ?
Mais il demande simplement :
– Quelle a été la réaction d’Harlow quand tu lui as parlé du film ?
J’inspire profondément, l’image de sa bouche sur la mienne se dissipe.
– J’étais sur le point de l’appeler.
Je me rends compte soudain de ce que je viens de dire.
Oliver lève les sourcils si haut qu’ils disparaissent dans ses cheveux. À côté de lui, Not-Joe laisse échapper un petit cri de surprise. Comme si la police était là ou plutôt comme si Harlow venait d’entrer, prête à nous massacrer par ma faute.
– Oh meeeeeerde, comment ai-je pu oublier ? (Je plaque une main sur ma bouche. J’appelle toujours Harlow après mon père. Elle me tuerait si elle savait que j’ai annoncé la nouvelle à Oliver avant de la mettre au courant.) À quoi pensais-je en t’en parlant en premier ? (Terrifiée, j’avance d’un pas.) Vous n’avez pas intérêt à lui dire que vous avez su avant elle et que je suis ici depuis… 
– Une demi-heure, ajoute Not-Joe, serviable.
– Une demi-heure ! Elle nous découpera en petits morceaux et nous enterrera dans le désert !
– Alors appelle-la tout de suite, bordel, réplique Oliver en me désignant du doigt. Je n’ai aucune envie de voir Harlow débarquer ici avec une hache.

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Nous allons poster le Chapitre 2 de Dark Wild Night également dans quelques minutes sur Empowr donc n'hésitez pas à nous suivre ;) empowr.com/christinalaurenfrance ! (Vous aurez peut-être aussi le troisième tome s'il y a du monde.)

1 commentaire:

  1. J'aime J'aime J'aime!! vivement jeudi la sortie papier que je puisse le lire en entier :-)
    Merci pour cet extrait qui nous met en appétit

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